Quelques textes
signés de Sylvie Nau
Écrire est un acte d’amour. S’il ne l’est pas il n’est qu’écriture… (Jean Cocteau)

Donner l’exemple. Donner, donc, offrir. S’offrir. Ça y est, les mots s’échappent, se heurtent, se frôlent, se métamorphosent. Je voulais seulement présenter quelques textes, comme ça, juste pour le plaisir, pour que nous fassions connaissance. Pour comprendre aussi ce que j’entends par « écrire ». Mais, déjà, la rédaction ne m’appartient plus. Les lettres sont des notes qui fredonnent une partition que j’ignorais l’instant d’avant.
Quelques lettres, quelques mots, et je ne maîtrise plus mon texte. Il vit, s’évade, s’impose. La main obéit, l’esprit se soumet, la phrase se construit, plus forte que l’auteur(e).
Au bout du compte (du conte ?), l’histoire est pourtant là, triomphante, achevée, sur le papier. L’auteur(e) s’en étonne presque. La pensée, avorton herculéen, a trouvé son interprète. Désormais, chacun pourra la comprendre, la transmettre, l’aimer. Désormais, la pensée est écrite.
« Les écrivains ont mis la langue en liberté » disait Victor Hugo.
Vive la liberté d’écrire !
Peine capitale
Le chagrin, immense, a débarqué. Un soir funeste. Une nuit noire. De celles qui empêchent les enfants de s’endormir. Il n’était pas invité, le chagrin, mais il s’est incrusté comme un invité de dernière minute qui bouffe dans vos assiettes et finit les fonds de verre. Impoli. Indécent. Grimaçant.
Il avait une sale gueule, le chagrin. Un air de vieillesse, de vie qui s’épuise, de sourire qui s’éteint. C’était une nuit funeste, un soir sombre comme un tunnel.
On avait eu beau faire, essayer de conjurer le mauvais sort, grappiller quelques jours, puis quelques heures, le temps était venu de s’engager sur le chemin du deuil. Contraint. Forcé dans sa part la plus intime. S’extraire encore une fois de sa source. Couper le cordon ombilical une deuxième fois.
Séparation. Le silence qui s’installe en lieu et place de la voix qui murmure. Le front qui s’ennuie de ne pas recueillir son lot de baisers. Le corps tout entier qui n’a plus les limites des bras qui entourent et qui soudain flotte, en apesanteur. Les mains qui cherchent la peau parcheminée, velours doux, les veines bleues que l’on suit du doigt.
Puis le chagrin s’éclipse, repu de larmes. Quelque chose qui ressemble à la vie d’avant revient, gestes retrouvés, sourires. Les souvenirs se réinstallent, se pacifient. On se croit entier. Sans doute l’est-on.
Le vide est pourtant là, fidèle compagnon qu’on apprivoise ou qu’on tient à distance. On se résignait même à la peine à perpette. Mais non, c’est la peine capitale.
Texte paru dans la revue poétique « La Grappe » N°102 sur le thème : Capitale
Sortir du cadre
(Photo François Manrique)

Dans la lumière blanche de l’été, les deux fillettes observaient avec attention le couple tendrement enlacé qui se tenait devant elles. Ces deux-là étaient bien les premiers qui leur donnaient envie de sortir du cadre. Des jours qu’elles se posaient la question de quitter ce bord de mer saturé de soleil et ces horribles chaussettes blanches de petites filles modèles. Elles se sentaient endimanchées dans leur robe, contraintes par leurs chaussures vernies, et il leur venait des désirs d’évasion freinés par les inévitables questions d’un départ qu’on imagine. Aller où ? Partir seules ? Renoncer à quoi ? Tiraillées entre leurs aspirations qui se faisaient plus vives d’année en année et la peur de quitter ce monde connu qu’elles n’avaient à partager avec personne, elles tergiversaient, la petite légèrement en retrait de son ainée, miniature filiale, dont le regard cependant démentait la soumission de la posture.
De l’atelier du peintre où elles étaient nées sous le pinceau et la spatule jusqu’à ce musée, elles avaient voyagé, changé de propriétaires. Transportées dans des toiles ou dans des caisses sécurisées, elles n’avaient rien vu du vaste monde. L’observation incessante dont elles faisaient l’objet leur devenait insupportable et elles aspiraient à la nuit qui les plaçait dans la pénombre et les mettait à l’abri des regards des visiteurs. Il leur arrivait pourtant de se sentir ignorées quand les touristes débarqués en troupeau ne leur accordaient qu’un coup d’œil distrait, leur préférant d’autres tableaux plus prestigieux.
Non décidément leur place était bien ingrate et ce constat qu’elles faisaient chaque jour décuplait leur désir de changement de cadre, d’horizon. Elles qui ne comptaient pas leur âge en années prenaient conscience de leur inexpérience quant au monde animé. Ainsi elles avaient constaté les changements qui s’opéraient chez certains visiteurs. Des gens ordinaires qui s’attardaient devant la toile, revenaient plusieurs jours consécutifs ou leur accordait une visite hebdomadaire, une espèce de rendez-vous de fidèles qui se relayaient devant elles au fil du temps. Ainsi elles avaient constaté les changements physiques qui s’opéraient chez certains d’entre eux : cheveux plus rares, rides plus nombreuses, modification de la silhouette, la couleur de leur peau… Puis il y avait ces perles qui pouvaient apparaître dans les yeux de certains, ces sourcils interrogateurs, ces sourires un peu bêtes.
Ces personnages qui s’animaient devant elles semblaient mus par une mécanique étrange venue de l’intérieur d’eux-mêmes. Et puis ils avaient du relief, un vrai relief. Pas comme le leur simulé par des jeux d’ombres et une perspective savante. Devant toutes ces ignorances, les deux fillettes avaient convenu de demander l’aide de leurs admirateurs. Mais lesquels ? Elles avaient penché un temps pour un homme d’une soixantaine d’années, qui s’installait non loin d’elles. Son air doux les avait mises en confiance. Il avait disparu du jour au lendemain et il avait fallu recommencer une sélection rigoureuse où le découragement laissait poindre un début de résignation.
Le couple était apparu dans ces temps-là, de morosité et d’ennui, de balancement entre envie et lassitude. Elles n’avaient pas eu besoin de se consulter. D’emblée leur énergie s’était entendue sur ce choix rassurant, échantillon de l’espèce humaine laissant entrevoir un monde meilleur. Pas question de laisser passer cet instant unique, cette chance de quitter leur environnement clos par les bords du cadre doré.
C’est à ce moment-là que le couple tendrement enlacé, profitant d’un moment d’inattention du gardien, se glissa dans la toile. Dans la lumière blanche de l’été.
Jeux de mots
Trop jeune en 68 pour défiler dans la rue ou monter sur les barricades. En robe à fleurs, elle pleure à chaudes larmes de voir sa sœur recevoir des cadeaux pour sa communion solennelle quand elle, n’a droit à rien. Pour elle, prise de conscience précoce des inégalités. Pour la France de 68, aube blanche et bénédiction contre grève générale et pays au bord de la crise de nerfs, deux modèles de société en cohabitation. Dix ans plus tard, elle troque sa robe à fleurs contre un pantalon pattes d’eph et pull immense. Années lycée. Filière littéraire. Dessins dans la marge du cahier griffonnés pendant le cours de philo. Elle mâchonne sa solitude tout en rêvant de collectif, à deux. Se laisse embarquer par les slogans de ses aînés. « Sous les pavés la plage », elle trouve ça génial. Poétique. Espoir.
Bac en poche, elle travaille. Les désirs se heurtent aux réalités et l’imagination est en berne. Fini de rêver. 68 a la gueule de bois. Engagement : « tout est politique ». Le vieux monde est toujours là. Désenchantement. Vanité.
Les slogans de 68 la font toujours rêver. Oxymore, antithèse, métaphore… Images poétiques ou percutantes qu’elle lit avec plaisir et où elle trouve une énergie réconfortante.
Il lui dit : « Tu sais bien que depuis 68, les slogans ont été récupérés par la pub et la communication politique. Ce ne sont plus que des traits d’esprit. »
Elle répond : « Quel dommage… Moi j’y voyais des traits d’union. »
Texte paru dans la revue poétique « La Grappe » N°96 sur le thème : Slogans de Mai 68.
Habiter le monde
Eric dit : « Pour habiter le monde poétiquement, il faut d’abord construire sa maison ». J’ai saisi la phrase au vol, comme on attrape un papillon dans un filet coloré. Avant de la piquer sur la page blanche, je l’ai laissé vivre un peu tout en l’observant en lepidoptérophile[1]. Quel bruit ça faisait à l’intérieur de moi ? Parce que ça résonnait, indéniablement.
L’enfance… La maison est en train de se construire. Les murs commencent à s’élever ; mais la perspective reste large, le regard ouvert sur l’infini des possibles, les rêves à portée de main. On s’émerveille d’une colonne de fourmis traçant une trajectoire vers un morceau de sucre. La tête s’abandonne sur un bras, on regarde le monde à l’envers. On questionne le vent qui souffle dans les volets. Ou mieux encore, on guette la naissance d’un haricot pelotonné sous un morceau de coton. Tout est émerveillement, découverte, exploration, imagination. Même les nuages sont un terrain de jeu où se dessinent des créatures fantastiques dans un espace interplanétaire soudain accessible. La pensée reste libre à l’anamorphose. L’enfant habite le monde poétiquement comme monsieur Jourdain fait de la prose sans le savoir.
Quitter l’enfance, c’est laisser les murs de la maison s’élever encore. Petit à petit, le regard se heurte aux fermetures, aux murs pleins. L’imagination se condamne derrière les portes verrouillées. Le champ de vision se rétrécit et avec lui les possibles se recroquevillent. Lorsque le toit est achevé, les étoiles deviennent inaccessibles. On devient sage, et docile, et conformiste. Au point de ne plus être qu’une coquille vide de sens. La poésie a horreur du vide.
Heureusement il reste les émotions. Un jour de forte tempête, elles se raniment, et soufflent, fort. C’est quelquefois merveilleusement inconfortable, ne laissant aucune alternative. Il faut quitter la maison et emprunter des chemins inconnus ou simplement oubliés. Remettre ses pas dans la beauté du monde. Revenir en enfance. Retrouver la poésie dans un brin de muguet, dans la saveur d’une confiture aux abricots, dans la lecture d’un livre caressé, dans une lettre écrite avec le cœur, dans un regard échangé, dans l’abandon du chat sur le fauteuil, dans les couleurs du printemps, dans la musique qui se diffuse jusque dans nos cellules. Rien. Tout.
Habiter le monde poétiquement, c’est regarder sa maison du dehors.
[1] Collectionneur de papillons
Texte paru dans la revue poétique « La Grappe » N°94 sur le thème : Habiter le monde poétiquement.
Tennis
Les mots fusent et s’entrechoquent au point que l’on n’y comprend rien. J’assiste, étourdie, à cette cacophonie et me vient l’image d’un court de tennis envahi par des dizaines de joueurs, y allant chacun de leur service, revers ou coup droit dans une joyeuse pagaille. Les balles – les mots – pleuvent, blessant ici ou là compétiteurs ou spectateurs, victimes collatérales de cette anarchie verbale où tous les coups sont permis. Certaines ne s’en relèvent pas, tombées sous le poids de la calomnie, du cynisme, ou pire encore, de l’indifférence, voire du mépris. D’autres abandonnent le court ou les gradins, incapables d’avoir pu retourner compliments ou arguments, ou simplement d’avoir trouvé leur place dans ce tohu-bohu qui les a contraints au silence.
Le bruit est suffocant encore. Il se gonfle comme une rumeur, chahut informe, magma sonore où aucune idée ne parvient à faire son chemin. Inutilité du verbe et du mot, superficialité de l’échange au point que les balles deviennent molles dans les raquettes dont les filets soudain flasques ne renvoient plus rien. Certains quittent les lieux, dépités, rageurs, vexés, ou vainqueurs autoproclamés, gonflés d’orgueil ; les uns ou les autres cherchant dans le public acquiescement ou soutien, miroir égotique ou glace sans tain.
Peu à peu les décibels baissent d’intensité. Il persiste encore un brouhaha un peu lointain où une oreille attentive parvient à capter des bribes de conversation, quelques mots épars, des confettis de paroles. Après le tumulte de début de partie, les choses s’organisent sans que l’on y prête attention. Peut-être un arbitre y a-t-il mis bon ordre ? A moins que les mots aient pris enfin tout leur sens et que les participants aient renoncé à taper frénétiquement de leurs raquettes pour aller s’installer en bord de court pour assister au match – au dialogue –.
Car ils ne sont plus que deux à batailler par-dessus le filet. Mais quelle élégance ! Services parfaits, revers croisés, coups droits bien francs. Chaque adversaire dans l’observation et l’écoute de l’autre. Respect. Considération. Concentration. Un ace donne l’avantage à l’un, un lob à l’autre. Chacun y va de ses tactiques, de ses ficelles, dans une rhétorique émouvante, convaincante, heureux de cette rencontre où chacun a son rôle à jouer, son mot à dire. Peu importe le gagnant, puisqu’il rendra hommage à son partenaire.
Texte paru dans la revue poétique « La Grappe » N°95 sur le thème : Dialogue
Recevez du nouveau contenu directement dans votre boîte de réception.